Les Lettres de Mon Moulin « les trois messes basses » (3ème partie)

Drelindin din !… Drelindin din !…

C’est Ia troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! A mesure que le réveillon approche, l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties sont là, là… Il les touche… il les… Oh ! Dieu !… Les plats fument, les vins embaument : et, secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie :

– Vite, vite, encore plus vite !…

Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots… À moins de tricher tout à fait avec le bon Dieu et de lui escamoter sa messe… Et c’est ce qu’il fait, le malheureux !… De tentation en tentation, il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l’Évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme Garrigou (vade retro, Satanas.), qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.

Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants !

Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n’entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s’agenouillent, s’asseyent quand les autres sont debout ; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d’attitudes diverses. L’étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlit d’épouvante en voyant cette confusion…

– l’abbé va trop vite… On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement.

Maître Arnoton, ses grandes lunettes d’acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner ne sont pas fâchés que Ia messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, Ia figure rayonnante, se tourne vers l’assistance en criant de toutes ses forces : Ite, missa est, il n’y a qu’une voix dans Ia chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.

Cinq minutes après, Ia foule des seigneurs s’asseyait dans Ia grande salle, Ie chapelain au milieu d’eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et Ie vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant Ie remords de son péché sous des flots de vin du Pape et de bons jus de viandes. Tant iI but et mangea, Ie pauvre saint homme, qu’il mourut dans Ia nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement Ie temps de se repentir ; puis, au matin, iI arriva dans Ie ciel encore tout en rumeur des fêtes de Ia nuit, et je vous laisse à penser comme iI y fut reçu.

– Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit Ie souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu… Ah ! tu m’as volé une messe de nuit… Eh bien, tu m’en payeras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi…

… Et voilà Ia vraie légende de dom Balaguère comme on Ia raconte au pays des olives. Aujourd’hui, Ie château de Trinquelage n’existe plus, mais Ia chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l’herbe encombre Ie seuil ; iI y a des nids aux angles de l’autel et dans l’embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant iI paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu’en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle, éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous Ia neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l’endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m’a affirmé qu’un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, iI s’était perdu dans Ia montagne du côté de Trinquelage ; et voici ce qu’il avait vu…
Jusqu’à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l’air d’être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s’agiter des ombres indécises.
Sous Ie porche de Ia chapelle, on marchait, on chuchotait :

– Bonsoir maître Arnoton !

– Bonsoir bonsoir mes enfants !…

Quand tout Ie monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s’approcha doucement et, regardant par Ia porte cassée, eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu’il avait vus passer étaient rangés autour du choeur, dans Ia nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore.

De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu’en avaient nos grands-pères, tous l’air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de Ia chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont Ia flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c’était un certain personnage à grandes lunettes d’acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes.

Dans Ie fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du choeur agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu’un prêtre, habillé de vieil or allait, venait devant l’autel, en récitant des oraisons dont on n’entendait pas un mot… Bien sûr c’était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.

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